La Dimension Politique de la Foi, telle qu’elle apparaît à partir d’une option pour les pauvres

 

Discours à l’Université de Louvain pour la réception du titre de docteur honoris causa. 2 février 1980.

 

Une expérience ecclésiale au Salvador.

 

Je viens du plus petit pays de la lointaine Amérique latine. Je viens en portant dans mon cœur de chrétien, de Salvadorien et de pasteur, le salut, la reconnaissance et la joie de partager des expériences vitales.

 

Je salue avant tout, avec admiration, cette noble « Alma Mater Â» de Louvain. Jamais je n’avais imaginĂ© l’immense honneur de ce lien honorifique avec un centre europĂ©en d’un tel prestige acadĂ©mique et culturel, oĂą sont nĂ©es tant d’idĂ©es qui ont contribuĂ© au merveilleux Ă©lan de l’Église et de la sociĂ©tĂ© pour s’adapter aux temps nouveaux.

C’est pourquoi je viens aussi exprimer ma reconnaissance à l’université de Louvain. Car ce doctorat d’honneur, je ne veux pas le considérer seulement comme un hommage rendu à ma propre personne. L’énorme disproportion entre le poids d’un tel hommage et mes faibles mérites m’accablerait. Permettez-moi plutôt de considérer cette généreuse distinction universitaire comme un hommage affectueux au peuple du Salvador et à son Église, comme un témoignage éloquent de soutien et de solidarité avec les souffrances de mon peuple et sa noble lutte pour la libération, et comme un geste de communion et de sympathie avec ce que fait mon diocèse.

 

Avec la cordialité de mon salut et de ma reconnaissance, je veux exprimer ma joie de venir partager fraternellement avec vous mon expérience de pasteur et de Salvadorien, et ma réflexion théologique de responsable de la foi.

 

Expérience de réflexion que, en accord avec l’aimable suggestion de l’université, j’ai l’honneur d’insérer dans le cycle de conférences qui se déroule ici sur le thème suggestif de la dimension politique de la foi chrétienne. Naturellement, je ne prétends pas, et vous ne pouvez pas l’attendre de moi, prononcer le discours d’un technicien en matière de politique, ni développer les considérations qui permettraient à un expert en théologie d’établir le lien théorique entre la foi et la politique.

 

Je vous parle aujourd’hui en toute simplicitĂ© comme un pasteur qui, au contact de son peuple, a appris peu Ă  peu cette belle et dure rĂ©alitĂ© : la foi chrĂ©tienne ne nous sĂ©pare pas du monde, elle nous y plonge; l’Église n’est pas un refuge en dehors de la citĂ©, mais elle suit ce JĂ©sus qui a vĂ©cu, travaillĂ©, luttĂ© et perdu la vie au cĹ“ur de la citĂ©, de la « polis Â». C’est en ce sens que je voudrais parler de la dimension politique de la foi sur le monde et aussi des rĂ©percussions qu’entraĂ®ne pour la foi l’insertion dans le monde.

 

Une Église au service du monde

 

Nous devons l’énoncer clairement dès le dĂ©but : la foi chrĂ©tienne et la vie de l’Église ont toujours eu des rĂ©percussions sociopolitiques. Par action ou par omission, par connivence avec tel ou tel groupe social, les chrĂ©tiens ont toujours exercĂ© une influence dans la configuration sociopolitique du monde dans lequel ils vivent. Le problème est de savoir quelle doit ĂŞtre cette influence sur le monde social et politique pour que ce monde corresponde en vĂ©ritĂ© Ă  la foi.

 

Comme première idée, quoique encore très générale, je veux présenter l’intuition du Concile Vatican II qui est à la base de tout le mouvement actuel de l’Église. L’essence de l’Église est dans sa mission de service du monde, dans sa mission de le sauver en totalité, et de le sauver dans l’histoire, ici et maintenant. L’Église est là pour être solidaire des espoirs et des joies, des angoisses et des tristesses des hommes. Comme Jésus, l’Église existe pour évangéliser les pauvres et relever les opprimés, pour chercher et sauver ce qui était perdu (cf. Lumen Gentium, no 8).

 

Le monde des pauvres

 

Vous connaissez tous ces paroles du Concile. Certains de vos Ă©vĂŞques et de vos thĂ©ologiens ont fait beaucoup au cours des annĂ©es 60 pour prĂ©senter ainsi l’essence et la mission de l’Église. Mon apport consistera Ă  illustrer ces dĂ©clarations de la situation particulière d’un petit pays d’AmĂ©rique latine, exemple typique de ce que l’on appelle aujourd’hui le Tiers-Monde. Pour le dire en une seule fois et d’une seule parole qui rĂ©sume et concrĂ©tise tout : Le monde que doit servir l’Église, c’est, pour nous, le monde des pauvres.

 

Notre monde salvadorien n’est pas une abstraction. Ce n’est pas seulement un cas de plus de ce que l’on entend par « monde Â» dans les pays dĂ©veloppĂ©s comme le vĂ´tre. C’est un monde qui, dans son immense majoritĂ©, est formĂ© par des hommes et des femmes pauvres et opprimĂ©s. Et de ce monde des pauvres, nous disons qu’il est la clef pour comprendre la foi chrĂ©tienne, la vie de l’Église, la dimension politique de cette foi et cette vie de l’Église. Ce sont les pauvres qui nous disent ce qu’est la « polis Â», la citĂ©, et ce que signifie pour l’Église : vivre rĂ©ellement dans le monde.

 

Permettez-moi, à partir des pauvres de mon peuple, de vous expliquer brièvement la situation et l’action de notre Église dans le monde où nous vivons, puis de réfléchir à partir de la théologie sur l’importance de ce monde réel, culturel et sociopolitique, pour la foi de l’Église.

 

Plan de l’exposĂ© :

 

1) Action de l’Église du diocèse de San Salvador

2) La foi, à partir du monde des pauvres devient réalité historique

3) Conclusion : L’option pour les pauvres : Orientation de notre foi au milieu de la politique 02/02/80, p. 78-81, Oscar A. Romero; (AssassinĂ© avec les Pauvres, Paris, Cerf, 1981).

 

1) Action de l’Église du diocèse de San Salvador

 

Ces dernières années notre diocèse a orienté sa pastorale dans une direction que l’on ne peut décrire et comprendre que comme un retour au monde des pauvres et à leur monde réel et concret.

 

Incarnation dans le monde des pauvres

 

Comme en d’autres endroits d’AmĂ©rique latine, après de nombreuses annĂ©es et peut-ĂŞtre mĂŞme des siècles, ont retenti parmi nous les paroles de l’Exode : « J’ai entendu la clameur de mon peuple, j’ai vu l’oppression qu’on lui a fait subir Â» (Ex 3,9). Ces paroles de l’Écriture nous ont donnĂ© des yeux nouveaux pour voir ce qui a toujours existĂ© chez nous, mais qui a Ă©tĂ© si souvent dissimulĂ©, mĂŞme au regard de l’Église. Nous avons appris Ă  voir quel est le fait primordial de notre monde, et nous l’avons jugĂ© comme pasteurs Ă  MedellĂ­n et Ă  Puebla.

 

« Cette misère, en tant que fait collectif, est une injustice qui crie vers le ciel. Â» (cf. MedellĂ­n, Justice, no 1).

 

Ă€ Puebla nous avons dĂ©clarĂ© que « le flĂ©au le plus dĂ©vastateur et le plus humiliant, c’est la situation de pauvretĂ© inhumaine dans laquelle vivent des millions de Latino-amĂ©ricains et qui se manifeste par exemple par des salaires de famine, le chĂ´mage, le sous-emploi, la sous-alimentation, la mortalitĂ© infantile, l’absence de logements dĂ©cents, les problèmes de santĂ©, d’instabilitĂ© de l’emploi Â» (no 29).

Le fait de constater ces réalités et d’en recevoir l’impact, loin de nous détourner de notre foi, nous a rendus au monde des pauvres comme à notre lieu véritable; il nous a poussés, comme premier pas fondamental, à nous incarner dans le monde des pauvres. Nous y avons trouvé les visages concrets des pauvres dont parle Puebla (cf. no 31 et 39).

 

Là nous avons rencontré les paysans sans terre et sans travail stable, sans eau ni lumière dans leurs pauvres demeures, sans assistance médicale quand les mères mettent au monde un enfant et sans école quand les enfants commencent à grandir. Là nous avons rencontré les ouvriers dépourvus de droits syndicaux, renvoyés des usines quand ils réclament ces droits, réduits à la merci des froids calculs de l’économie.

 

Là nous avons rencontré les mères et les épouses des disparus et des prisonniers politiques.

 

Là nous avons rencontré les habitants des taudis dont la misère dépasse toute imagination et qui subissent l’injure permanente des beaux quartiers tout proches.

 

Dans ce monde sans visage humain, sacrement actuel du Serviteur souffrant de Yahvé, l’Église de mon diocèse a essayé de s’incarner. Je ne dis point ceci dans un esprit triomphaliste, je sais trop bien tout ce qui nous manque encore pour avancer dans cette incarnation. Mais, je le dis avec une joie immense. Nous avons fait l’effort de ne pas passer au large, de ne pas faire un détour devant le blessé rencontré sur le chemin, et de nous approcher de lui comme le bon Samaritain.

 

C’est cette approche du monde des pauvres que nous considérons à la fois comme une incarnation et comme une conversion. Les changements nécessaires au sein de l’Église, dans sa pastorale, l’éducation, la vie sacerdotale et religieuse, dans les mouvements laïcs, que nous n’avions pas pu réaliser tant que notre regard était fixé uniquement sur l’Église, nous les réalisons maintenant que nous nous tournons vers les pauvres.

 

L’annonce de la Bonne Nouvelle aux pauvres

 

Cette rencontre avec les pauvres nous a fait retrouver la vĂ©ritĂ© fondamentale de l’Évangile par laquelle la Parole de Dieu nous pousse incessamment Ă  la conversion. L’Église a une Bonne Nouvelle Ă  annoncer aux pauvres. Ceux qui, des siècles durant, ont entendu de mauvaises nouvelles et ont vĂ©cu les pires rĂ©alitĂ©s, Ă©coutent maintenant, Ă  travers l’Église, la parole de JĂ©sus : « Le Royaume de Dieu est proche. Â» « Bienheureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est Ă  vous. Â» Et en consĂ©quence, elle a aussi une Bonne Nouvelle Ă  annoncer aux riches : qu’ils se fassent pauvres pour partager avec les pauvres les Biens du Royaume.

 

Pour qui connaît notre continent latino-américain, il sera très clair qu’il n’y a dans ces paroles aucune naïveté et encore moins un opium. Ce qu’il y a dans ces paroles, c’est la coïncidence de l’aspiration à la libération de notre continent avec l’offre de l’amour de Dieu aux pauvres. C’est l’espérance qu’offre l’Église et qui coïncide avec l’espérance, parfois endormie et si souvent manipulée et frustrée, des pauvres du continent. C’est une nouveauté dans notre peuple que les pauvres voient aujourd’hui en l’Église une source d’espérance et un appui pour leur noble lutte de libération. L’espérance qu’anime l’Église n’est ni naïve ni passive; c’est plutôt un appel lancé à partir de la Parole de Dieu, à la responsabilité des masses des pauvres, à leur prise de conscience, à leur organisation, dans un pays où, avec plus ou moins de force selon les cas, cette organisation est interdite par la loi ou en fait. Elle constitue également un soutien, parfois critique aussi, à leurs justes causes et à leurs revendications.

 

L’espĂ©rance que nous prĂŞchons aux pauvres est destinĂ©e Ă  leur rendre leur dignitĂ© et Ă  les encourager Ă  ĂŞtre, eux-mĂŞmes, les artisans de leur propre destin. En un mot, l’Église ne s’est pas seulement tournĂ©e vers les pauvres, mais elle a fait d’eux le destinataire privilĂ©giĂ© de sa mission, car, comme dit Puebla, « Dieu prend leur dĂ©fense et les aime Â» (no 1,142).

 

L’engagement à défendre les pauvres

 

Non seulement l’Église s’est incarnĂ©e dans le monde des pauvres et leur donne une espĂ©rance, mais aussi, elle s’est fermement engagĂ©e Ă  les dĂ©fendre. Chaque jour les masses pauvres de notre pays sont opprimĂ©es et rĂ©primĂ©es par les tortures Ă©conomiques et politiques. Chez nous, les paroles terribles des prophètes d’IsraĂ«l sont toujours vraies : il en est chez nous qui « vendent le juste pour de l’argent et le pauvre pour une paire de sandales Â» (Amos 8,6); il en est qui amassent le butin de la violence dans leurs palais et qui Ă©crasent les pauvres; il en est qui sont couchĂ©s sur des lits de marbre et qui font s’approcher un règne de violence (cf. Amos 6,4); il en est qui « ajoutent maison Ă  maison, champ Ă  champ, jusqu’à occuper toute la place et rester seuls dans le pays Â» (IsaĂŻe 5,8).

 

Ces expressions des prophètes Amos et IsaĂŻe ne sont pas des paroles lointaines, d’il y a des siècles; ce ne sont pas seulement des textes que nous lisons avec respect dans la liturgie. Ce sont des rĂ©alitĂ©s quotidiennes, que nous nous vivons tous les jours dans leur cruautĂ© et leur brutalitĂ©. Nous les vivons quand viennent Ă  nous des mères et des Ă©pouses d’hommes arrĂŞtĂ©s et disparus, quand on trouve des cadavres dĂ©figurĂ©s dans des cimetières clandestins, quand sont assassinĂ©s ceux qui luttent pour la justice et la paix. Dans notre diocèse, nous vivons chaque jour ce que Puebla a dĂ©noncĂ© avec force : l’angoisse due Ă  la rĂ©pression systĂ©matique ou sĂ©lective, accompagnĂ©e de la dĂ©lation, de la violation de la vie privĂ©e, de contraintes excessives, de tortures, d’exils. Les angoisses de tant de familles Ă  cause de la disparition d’être chers dont elles ne peuvent avoir aucune nouvelle. L’insĂ©curitĂ© totale du fait des dĂ©tentions sans mandat d’arrĂŞt. Les angoisses face Ă  l’exercice d’une justice soumise ou entravĂ©e (no 42).

 

Dans cette situation de conflits et d’antagonismes dans laquelle une minorité contrôle le pouvoir économique et politique, l’Église s’est mise du côté des pauvres et a assumé leur défense. Il ne peut en être autrement, car elle se souvient de ce Jésus qui avait pitié des foules. Pour défendre les pauvres, elle est entrée en conflit grave avec les puissants des oligarchies économiques et les pouvoirs politiques et militaires de l’État.

 

Cette dĂ©fense des pauvres, dans un monde sĂ©rieusement conflictuel, a fait apparaĂ®tre un fait nouveau dans l’histoire rĂ©cente de notre Église : la persĂ©cution. Vous en connaissez certainement les faits les plus marquants. En moins de trois ans, plus de 150 prĂŞtres ont Ă©tĂ© attaquĂ©s, menacĂ©s et calomniĂ©s; six d’entre eux dĂ©jĂ  sont morts martyrs, assassinĂ©s ; plusieurs ont Ă©tĂ© torturĂ©s et d’autres expulsĂ©s. Les religieuses ont Ă©tĂ© Ă©galement objet de persĂ©cution.

 

La radio du diocèse, celle des institutions d’éducation catholiques et d’inspiration chrétienne ont été constamment attaquées, menacées par des attentats à la bombe. On a perquisitionné dans plusieurs presbytères.

 

Si l’on agit de cette façon avec les représentants les plus en vue de l’Église, vous comprendrez sans peine ce qui s’est passé pour l’humble chrétien, c’est-à-dire les paysans, leurs catéchistes et délégués de la Parole, les communautés ecclésiales de base. Là, les gens menacés, enlevés, torturés et assassinés se comptent par centaines et par milliers. Comme toujours dans la persécution, c’est le peuple chrétien pauvre qui a été le plus persécuté.

 

Il est Ă©vident que notre Église a Ă©tĂ© persĂ©cutĂ©e au cours de ces trois dernières annĂ©es. Mais le plus important, c’est d’examiner pourquoi elle a Ă©tĂ© persĂ©cutĂ©e. On n’a pas tant persĂ©cutĂ© n’importe quel prĂŞtre, ou attaquĂ© n’importe quelle institution. On a persĂ©cutĂ© et attaquĂ© cette partie de l’Église qui s’est mise du cĂ´tĂ© du peuple pauvre et qui a pris sa dĂ©fense. De nouveau, nous rencontrons ici la clĂ© pour comprendre la persĂ©cution de l’Église : ce sont les pauvres. De nouveau, ce sont les pauvres qui nous font comprendre ce qui s’est rĂ©ellement passĂ©. Et c’est pourquoi l’Église a compris la persĂ©cution Ă  partir des pauvres. La persĂ©cution a Ă©tĂ© occasionnĂ©e par la dĂ©fense des pauvres, et elle n’est pas autre chose que le partage du destin des pauvres.

 

La vraie persĂ©cution s’est exercĂ©e sur le peuple pauvre qui est aujourd’hui le Corps du Christ dans l’histoire. Les pauvres sont le peuple crucifiĂ©, comme JĂ©sus; le peuple persĂ©cutĂ© comme le Serviteur de YahvĂ©. Ce sont eux qui complètent en leurs corps ce qui manque Ă  la passion du Christ. Pour cette raison, quand l’église s’est organisĂ©e et unifiĂ©e en recueillant les espoirs et les angoisses des pauvres, elle a subi le mĂŞme sort que JĂ©sus et que les pauvres, elle a subi le mĂŞme sort que JĂ©sus et que les pauvres : la persĂ©cution.

 

La dimension politique de la foi

 

Telle est, Ă  grands traits, la situation et l’action de l’Église de San Salvador. La dimension politique de la foi n’est pas autre chose que la rĂ©ponse de l’Église aux exigences du monde rĂ©el, sociopolitique, dans lequel elle vit. Ce que nous avons redĂ©couvert, c’est cette exigence primordiale pour la foi et l’Église ne peut l’ignorer. Cela ne veut pas dire que l’Église se considère elle-mĂŞme comme une institution politique qui entrerait en compĂ©tition avec d’autres instances politiques, ni mĂŞme qu’elle se dote de mĂ©canismes politiques, et encore moins qu’elle veuille exercer un leadership politique. Il s’agit de quelque chose de plus profond et d’évangĂ©lique ; il s’agit du vĂ©ritable choix en faveur des pauvres, de s’incarner dans leur monde, de leur annoncer une Bonne Nouvelle, de leur donner une espĂ©rance, de les encourager Ă  une praxis libĂ©ratrice, de dĂ©fendre leur cause et de prendre part Ă  leur destin. Ce choix de l’Église en faveur des pauvres explique la dimension politique de sa foi dans ses racines et dans ses traits les plus fondamentaux.

 

C’est parce qu’elle a optĂ© pour les pauvres vĂ©ritables et non pas fictifs, c’est parce qu’elle a optĂ© pour ceux qui sont rĂ©ellement opprimĂ©s et rĂ©primĂ©s, que l’Église vit dans le monde de la politique et se rĂ©alise en tant qu’Église Ă  travers la rĂ©alitĂ© politique. Il ne peut en ĂŞtre autrement du moment que, comme JĂ©sus, elle va vers les pauvres. Â» 02/02/80, p. 81-88, assassinĂ©e avec les Pauvres.

 

2) La foi, à partir du monde des pauvres devient réalité historique

 

L’action du diocèse est née de sa foi. La transcendance de l’Évangile nous a guidés dans notre jugement et notre action. À la lumière de la foi nous avons évalué les situations sociales et politiques. Mais, par ailleurs, il est vrai aussi que dans ces prises de position face à la réalité sociopolitique telle qu’elle est, notre foi s’est approfondie, l’Évangile a montré sa richesse.

 

Je voudrais maintenant faire seulement quelques remarques sur certains points fondamentaux de la foi qui ont été enrichis par cette incarnation réelle dans le monde sociopolitique.

 

Une conscience plus claire du péché

 

Tout d’abord, nous savons maintenant ce que c’est que le pĂ©chĂ©. Nous savons que l’offense Ă  Dieu est la mort de l’homme. Nous savons que le pĂ©chĂ© est vraiment mortel, non seulement Ă  cause de la mort intĂ©rieure de celui qui le commet, mais aussi Ă  cause de la mort rĂ©elle et objective qu’il provoque. Souvenons-nous de cette donnĂ©e profonde de notre foi chrĂ©tienne : le pĂ©chĂ©, c’est ce qui a donnĂ© la mort au Fils de Dieu, c’est encore et toujours ce qui donne la mort aux fils de Dieu.

 

Cette vĂ©ritĂ© fondamentale de la foi chrĂ©tienne, nous la voyons tous les jours dans la vie de notre pays. On ne peut offenser Dieu sans offenser le frère. Ce n’est pas une routine de souligner une fois de plus l’existence de structures de pĂ©chĂ© dans notre pays. Elles sont pĂ©chĂ© parce qu’elles produisent les fruits du pĂ©chĂ© : la mort des Salvadoriens, la mort rapide par la rĂ©pression, ou la mort plus lente mais non moins rĂ©elle, par l’oppression exercĂ©e par les structures. C’est pour cela que nous avons dĂ©noncĂ© dans notre pays l’idolâtrie de la richesse, de la propriĂ©tĂ© privĂ©e considĂ©rĂ©e comme un absolu dans le système capitaliste, l’idolâtrie du pouvoir politique dans les rĂ©gimes de SĂ©curitĂ© nationale au nom de quoi on institutionnalise l’insĂ©curitĂ© des individus (IV lettre pastorale, no 43-48).

 

Une clarté plus grande sur l’Incarnation et la Rédemption

 

En second lieu, nous savons mieux, maintenant, ce que signifie l’Incarnation, ce que veut dire le fait que JĂ©sus prit rĂ©ellement chair humaine et qu’il se fit solidaire de ses frères dans la souffrance, dans les larmes et les plaintes, dans le don de soi. Nous savons qu’il ne s’agit pas directement d’une incarnation universelle, ce qui est impossible, mais d’une incarnation qui rĂ©sulte d’un choix, d’une prĂ©fĂ©rence : une incarnation dans le monde des pauvres. C’est Ă  partir des pauvres que l’Église pourra exister pour tous, qu’elle pourra aussi rendre service aux puissants Ă  travers une pastorale de conversion; mais pas l’inverse, comme c’est arrivĂ© tant de fois.

 

Le monde des pauvres, aux caractéristiques sociales et politiques bien concrètes, nous enseigne où l’Église doit s’incarner pour éviter l’universalité fausse qui se termine toujours par l’entente avec les puissants. Le monde des pauvres nous enseigne ce que doit être l’amour chrétien qui recherche, bien sûr, la paix mais qui démasque le faux pacifisme, la résignation et l’inaction; qui évidemment doit être gratuit, mais qui doit rechercher l’efficacité historique. Le monde des pauvres nous enseigne que la sublimité de l’amour chrétien doit passer par la nécessité impérieuse de la justice pour les masses et ne doit pas fuir la lutte honnête. Le monde des pauvres nous enseigne que la libération arrivera non seulement lorsque les pauvres seront destinataires des bienfaits du gouvernement ou de l’Église elle-même, mais lorsqu’ils seront eux-mêmes les acteurs et les protagonistes de leurs luttes et de leur libération, et qu’ils démasqueront ainsi la racine ultime des faux paternalismes, y compris dans l’Église.

 

Le monde rĂ©el des pauvres nous enseigne ce qu’est l’espĂ©rance chrĂ©tienne. L’Église prĂŞche le nouveau Ciel et la nouvelle Terre; elle sait en outre qu’aucune configuration sociopolitique ne peut remplacer la plĂ©nitude finale accordĂ©e par Dieu. Mais elle a appris aussi que l’espĂ©rance transcendante doit ĂŞtre maintenue par les signes de l’espĂ©rance historique, mĂŞme si ce sont des signes aussi simples en apparence que ceux que proclame le prophète IsaĂŻe lorsqu’il dit : « Ils construiront leurs maisons, et les habiteront, ils planteront des vignes et en mangeront les fruits. Â» (IsaĂŻe 65,21).

 

Qu’il y ait là une espérance chrétienne authentique, et non pas une espérance rabaissée au temporel et à l’humain, comme on le dit parfois d’une manière dépréciative; c’est ce que l’on apprend au contact quotidien de ceux qui n’ont ni maison, ni vignes, de ceux qui construisent des maisons pour que d’autres y habitent et de ceux qui travaillent pour que d’autres mangent les fruits de leur travail.

 

Une foi profonde en Dieu et en JĂ©sus-Christ.

 

En troisième lieu, l’incarnation dans le domaine sociopolitique permet d’approfondir sa foi en Dieu et en son Christ. Nous croyons en Jésus qui vient donner la vie en plénitude; nous croyons en un Dieu vivant qui donne la vie aux hommes et qui veut que les hommes vivent en vérité. Ces vérités radicales de la foi deviennent réellement des vérités et des vérités radicales quand l’Église prend place dans la vie et dans la mort de son peuple.

 

C’est ici que s’offre Ă  l’Église, comme Ă  tout homme, le choix le plus fondamental pour sa foi : ĂŞtre pour la vie, ou ĂŞtre pour la mort. Nous croyons clairement qu’il n’y a pas, en cela, de neutralitĂ© possible. Ou bien nous aidons les Salvadoriens Ă  vivre, ou bien nous sommes complices de leur mort. C’est lĂ  qu’on rencontre la mĂ©diation historique de ce qui est le plus fondamental dans la foi : ou nous croyons en un Dieu de vie, ou nous suivons les idoles de la mort.

 

Au nom de Jésus, nous œuvrons naturellement pour une vie en plénitude, qui ne s’épuise pas dans la satisfaction des besoins matériels primaires, et ne se limite pas au domaine sociopolitique. Nous savons très bien que la plénitude de la vie ne sera atteinte que dans le règne définitif du Père et que cette plénitude se réalise historiquement en servant dignement ce règne et en faisant au Père le don total de soi-même. Mais nous voyons aussi clairement que ce serait une pure illusion, une ironie, et, au fond, le plus grave des blasphèmes que d’oublier et d’ignorer, au nom de Jésus, les niveaux les plus élémentaires de la vie, de la vie qui commence avec le pain, le toit, le travail.

 

Nous croyons avec l’apĂ´tre Jean que JĂ©sus est « le Verbe de vie Â» (1 Jn 1,1), et que lĂ  oĂą il y a la vie, lĂ  se manifeste Dieu. LĂ  oĂą le pauvre commence Ă  se libĂ©rer, lĂ  oĂą les hommes peuvent s’asseoir autour d’une table commune pour partager, lĂ  est le Dieu de la vie. C’est pourquoi, lorsque l’Église s’insère dans le monde sociopolitique et Ĺ“uvre avec lui de telle sorte qu’ils deviennent source de vie pour les pauvres, elle ne s’écarte pas de la mission, elle ne fait pas quelque chose de subsidiaire ou une tâche de supplĂ©ance, mais elle donne le tĂ©moignage de sa foi en Dieu, elle est l’instrument de l’Esprit, Seigneur et CrĂ©ateur de vie.

 

Cette foi dans le Dieu de la vie explique ce qui est au plus profond du mystère chrĂ©tien. Pour donner vie aux pauvres, il faut donner de sa propre vie et mĂŞme donner sa vie. La plus grande preuve de foi en un Dieu de vie est le tĂ©moignage de celui qui est prĂŞt Ă  donner sa vie. « Nul n’aime davantage que celui qui donne sa vie pour son frère. Â» (Jn 15,13).

 

Et c’est ce que nous voyons chaque jour dans notre pays. Beaucoup de Salvadoriens et beaucoup de chrétiens sont prêts à donner leur vie pour que vivent les pauvres. Ils suivent les traces de Jésus et nous montrent leur foi en Lui. Sincères comme Jésus dans le monde réel, menacés et accusés comme Lui, ils rendent témoignage du Verbe de vie.

 

C’est donc une histoire ancienne que la nĂ´tre. C’est l’histoire de JĂ©sus que nous essayons modestement de continuer. En tant qu’Église, nous ne sommes pas des experts en politique, nous ne voulons pas manĹ“uvrer la politique en usant des mĂ©canismes qui sont les siens. Mais l’insertion dans le monde sociopolitique, dans ce monde oĂą se jouent la vie et la mort des masses, est nĂ©cessaire et urgente, afin que nous puissions maintenir vraiment, et pas seulement en paroles, la foi en un Dieu de vie, Ă  la suite de JĂ©sus. Â» 02/02/80, p.88-93, assassinĂ© avec les Pauvres.

 

3) Conclusion : L’option pour les pauvres : Orientation de notre foi au milieu de la politique

 

Pour terminer, je voudrais résumer le thème central de mon exposé. Dans la vie ecclésiale de notre diocèse, la dimension politique de la foi, ou si l’on veut, le rapport entre foi et politique n’a pas été découverte par des réflexions purement théoriques, préalables à la vie même de notre Église. Naturellement ces réflexions sont importantes, mais elles ne sont pas décisives. Elles ne deviennent importantes et décisives que lorsqu’elles se nourrissent véritablement de la vie réelle de l’Église.

 

Aujourd’hui, en raison de l’honneur qui m’est fait d’exprimer dans ce cadre universitaire mon expérience pastorale, j’ai dû me livrer à cette réflexion théologique. Mais la dimension politique de la foi, on la découvre correctement bien plutôt dans une pratique concrète au service des pauvres. C’est dans cette pratique que l’on découvre leurs rapports mutuels et leurs différences. C’est la foi qui, en un premier temps, pousse à s’incarner dans le monde sociopolitique des pauvres et à animer les processus de libérations qui sont aussi sociopolitiques. Cette incarnation et cette praxis, à leur tour, concrétisent les éléments fondamentaux de la foi.

 

Dans ce que nous venons d’exposer, nous avons seulement tracé les grandes lignes de ce double mouvement. Il reste naturellement bien des thèmes à traiter. Nous aurions pu parler du rapport de la foi avec les idéologies politiques, concrètement avec le marxisme. Nous aurions pu faire allusion au thème, brûlant chez nous, de la violence et de sa légitimité. Ces thèmes font l’objet de réflexions constantes entre nous et nous les abordons sans préjugé ni crainte. Mais nous les abordons dans la mesure où ils deviennent des problèmes réels et nous apprenons à leur apporter une solution à l’intérieur du processus lui-même.

 

Pendant le court laps de temps où il m’a été donné de diriger le diocèse, quatre gouvernements différents se sont déjà succédés, avec des projets politiques différents. Les autres forces politiques, révolutionnaires et démocratiques, ont pris plus d’importance et ont évolué, durant ces années. L’Église a dû juger de la politique, de l’intérieur d’un processus changeant. À l’heure actuelle, le panorama est ambigu, car d’une part, tous les projets du gouvernement sont en train d’échouer tandis que s’accroît, d’autre part, la possibilité d’une libération populaire.

 

Mais au lieu de vous dĂ©tailler tous les va-et-vient de la politique dans mon pays, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© vous expliquer les racines profondes de l’action de l’Église dans ce monde explosif qu’est le monde sociopolitique. Et j’ai tentĂ© d’élucider devant vous l’ultime critère, qui est thĂ©ologique et historique, de l’action de l’Église dans ce domaine : le monde des pauvres. D’après le bĂ©nĂ©fice qu’il en tirera, lui, le monde pauvre, l’Église appuiera, en tant qu’Église, tel ou tel projet politique.

 

Nous croyons que tel est bien le moyen de maintenir l’identité et la transcendance même de l’Église. Nous insérer dans le processus sociopolitique réel de notre peuple, l’apprécier en fonction du peuple pauvre et appuyer tous les mouvements de libération qui conduisent réellement à la justice et à la paix pour les masses. Nous croyons que c’est la manière de maintenir la transcendance et l’identité de l’Église, parce que, de cette façon, nous maintenons la foi en Dieu.

 

Les premiers chrĂ©tiens disaient avec saint IrĂ©nĂ©e : Gloria Dei, vivens homo, la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant. Nous, nous pourrions concrĂ©tiser cela en disant : Gloria Dei, vivens pauper, « la gloire de Dieu, c’est le pauvre vivant Â». Nous croyons qu’à partir de la transcendance de l’Évangile, nous pouvons apprĂ©cier ce qu’est la vĂ©ritĂ© de la vie des pauvres, et nous croyons aussi qu’en nous mettant du cĂ´tĂ© du pauvre et en tentant de lui donner la vie, nous saurons ce qu’est la vĂ©ritĂ© Ă©ternelle de l’Évangile. 02/02/80, p.94-96, AssassinĂ© avec les Pauvres.